Voici ma question adressée à M. Clerfayt :
Le récent rapport d’Unia « Discriminations à l’encontre des personnes afrodescendantes » nous fait part de diverses recommandations – dont j’espère que vous tiendrez compte – sur le plan législatif, fédéral, de la recherche, de l’enseignement, de la police et de la justice, du logement, de la décolonisation et de l’emploi. Le constat est frappant et de grande ampleur. En effet, Unia rappelle que, sur tous les dossiers concernant des critères dits « raciaux » dans le domaine de l’emploi pour l’ensemble de la période concernée par le rapport, un dossier sur cinq en moyenne porte sur la couleur de peau noire. Ce ratio est saisissant. Cela va d’une organisation et de conditions de travail déséquilibrées à des relations complexes avec les supérieurs hiérarchiques. Le passage suivant m’a particulièrement frappée :
« On peut donc dire qu’en termes de taux d’emploi, il y a peu de choses qui séparent une personne d’origine subsaharienne qui a fait des études supérieures d’une personne d’origine belge qui soit n’a pas de diplôme, soit un diplôme du primaire ou de l’enseignement secondaire inférieur. Lorsque l’on compare les personnes hautement qualifiées et moins qualifiées d’origines différentes, on trouve la confirmation du constat déjà fait ci- dessus : un niveau de diplôme élevé est le moins ‘profitable’ pour les personnes d’origine subsaharienne ».
C’est hallucinant ! On dit souvent qu’une des difficultés pour un chercheur d’emploi est de ne pas avoir de qualifications suffisantes, ou de ne pas avoir eu l’occasion de terminer un cursus scolaire. Or, Unia démontre que les populations d’origine subsaharienne, même détentrices d’un diplôme élevé, ne sont pas à l’abri de discriminations sur le marché de l’emploi.
Pour Unia, un contraste important persiste entre le niveau élevé de formation des personnes afrodescendantes et leur faible taux d’emploi sur le marché du travail. Ces problèmes structurels, dit- il, ne peuvent être résolus que par la sensibilisation, la formation la prévention et une meilleure connaissance du phénomène au travers de la collecte de données et de tests de situation. Nous savons à quel point vous êtes proactif ces dernières semaines dans la réforme de ces derniers, dans le cadre de l’ordonnance testing.
M. le ministre, avez-vous pu prendre connaissance du rapport d’Unia sur la question ? J’imagine que c’est bien le cas et que vous l’avez lu attentivement. Quelles conclusions pouvez-vous en tirer pour ce qui concerne l’emploi des personnes d’ascendance africaine ? Enfin, des initiatives et mesures concrètes sont-elles prévues à la suite des recommandations d’Unia en vue de favoriser l’emploi des personnes d’ascendance africaine ?
Monsieur Clerfayt m’a répondu ;
Le rapport d’Unia rappelle que les personnes afrodescendantes sont davantage victimes de discrimination que d’autres catégories de la population. C’est d’ailleurs sur ce critère de discrimination que la situation progresse le moins. Les études réalisées par Unia, par exemple sur les statistiques d’insertion à l’emploi, démontrent ce que son directeur, M. Patrick Charlier, appelle une discrimination structurelle. Selon lui, si la discrimination se mesure sur le taux de chômage ou d’autres paramètres, elle dépasse le cadre étudié, car elle est globale, sociétale. Elle trouve sa source plus en amont, dans une série de mécanismes sociaux qui aboutissent aux mauvais chiffres observés. Selon le même rapport, la discrimination structurelle que subissent les personnes d’ascendance subsaharienne intervient dès le plus jeune âge, parfois dans les sphères d’enseignement et d’éducation extrascolaire, où des représentations mentales créées dans la société s’expriment à leur égard.
Dès lors, les actions qui doivent être prises pour corriger ces phénomènes ou pratiques à l’œuvre sur le marché de l’emploi ne peuvent pas à elles seules modifier en profondeur le caractère structurel de ces discriminations sans une approche intégrée des politiques publiques dans leur ensemble.
Le gouvernement travaille à la mise sur pied de deux plans d’actions : tout d’abord, le plan bruxellois de lutte contre le racisme coordonné par la secrétaire d’État à l’égalité des chances, Mme Ben Hamou, sur lequel nos administrations travaillent activement. Ensuite, les quinze engagements pour lutter contre les discriminations à l’embauche et pour promouvoir la diversité sur le marché de l’emploi. Il s’agit de mises à jour des dix engagements que M. Gosuin, mon prédécesseur, avait pris en décembre 2016 et qui avaient donné naissance à toute une série d’initiatives. Nous allons envoyer ces quinze engagements aux partenaires sociaux pour en discuter avec eux, afin de pouvoir les adopter au niveau du gouvernement et vous les présenter.
Ma stratégie prévoit notamment des actions qui permettront de mieux mesurer les phénomènes discriminatoires agissant sur le marché de l’emploi en croisant les données de l’origine avec d’autres facteurs discriminatoires, comme le genre ou l’âge. Ces études devraient permettre de mieux identifier et comprendre les mécanismes à l’œuvre.
En 2022, je lancerai, comme chaque année, un appel à projets innovants pour lutter contre la discrimination à l’embauche et promouvoir la diversité. Cette année, nous avons choisi de nous concentrer sur le critère de l’origine. J’espère que les projets que nous recevrons seront particulièrement centrés sur la question des personnes d’origine subsaharienne. En 2020 et 2021, nous avons soutenu le seul projet à traiter de cette thématique : « You BELong » de l’asbl « Keep Dreaming ».
Il s’agit d’une recherche-action visant à favoriser la mise en contact, à permettre le recrutement et l’accès à des emplois de meilleure qualité de diplômés d’origine non européenne (avec pour objectif au moins 30 % de femmes), à encourager les employeurs à développer des pratiques plus inclusives et à changer les perceptions et préjugés en développant un réseau de mentors.
Les objectifs du renouvellement du projet en 2021, par rapport à 2020, étaient de :
– réunir au moins 5 entreprises et 60 talents prometteurs d’origine étrangère, principalement des personnes afrodescendantes ;
– permettre de découvrir de nouveaux métiers, secteurs et entreprises, et permettre le recrutement et l’accès à des emplois de meilleure qualité ;
– encourager les employeurs à revoir certains critères et à développer des pratiques de recrutement plus inclusives ;
– changer les perceptions et les préjugés (y compris l’autolimitation) en développant l’autonomisation des talents.
Le curriculum vitae (CV) anonyme ne peut être imposé par le seul gouvernement bruxellois : il s’agirait d’une norme liée au contrat de travail, qui relève des compétences fédérales.
Par ailleurs, sur un marché bruxellois particulièrement concurrentiel – nombre de travailleurs venus d’autres Régions postulent sur le territoire de la Région bruxelloise – une telle initiative risquerait d’accentuer les difficultés d’accès à l’emploi pour les Bruxellois, surtout si elle se limitait à notre Région. Si seuls les Bruxellois utilisaient un CV anonyme, la manière dont les entreprises bruxelloises examinent les candidatures reçues s’en trouverait compliquée.
En outre, les départements des ressources humaines (GRH) d’entreprises, chargés du recrutement de candidats pour des postes à Bruxelles, sont parfois établis dans d’autres Régions : beaucoup d’entreprises ont un seul service GRH mais trois ou quatre implantations. Il conviendrait donc d’envisager un cadre plus large que la seule capitale. La question a été très présente dans le débat public : en 2011, le service diversité d’Actiris a publié un rapport à la suite d’une expérimentation, menée en collaboration avec les partenaires sociaux, portant sur des CV anonymes en Région bruxelloise. Quelques recommandations et retours d’expérience en sont ressortis, provenant d’employeurs ayant joué le jeu ou de l’examen d’expérimentations similaires menées à l’étranger. Ces recommandations sont les suivantes :
– le CV anonyme véhicule une image négative pour nombre d’employeurs. Le terme fait référence de manière implicite à la notion de contrôle et de sanction, plutôt qu’à une mesure orientée vers un résultat. Les employeurs se sont donc beaucoup opposés à l’idée de le rendre obligatoire ;
– l’anonymisation doit être intégrée à une réflexion plus vaste sur l’ensemble de la procédure de sélection. Toute la politique de recrutement doit donc être revue et ajustée pour que l’on ne tienne pas compte des éléments non pertinents. En d’autres termes, si les éléments discriminants reviennent dans la suite du processus, c’est que l’ensemble de la procédure d’embauche n’a pas suffisamment été réformée ;
– la façon de formuler les offres d’emploi et les descriptions de fonction constitue la première étape d’un accès neutre à l’entreprise ;
– l’utilisation de formulaires de sollicitation standardisés. Une entreprise qui utilise un formulaire standardisé démontre au public qui se porte candidat qu’elle s’engage dans une procédure d’objectivation des critères de sélection ;
– la diversification des équipes de recrutement, car il est essentiel de diversifier celui ou ceux qui portent un regard sur les candidatures ;
– seules les compétences doivent être prises en considération lors du recrutement, élément dont les employeurs sont de plus en plus conscients. De nombreuses agences d’emploi en Région bruxelloise ont ainsi déjà modifié et transformé leur façon d’accompagner ou de sélectionner des travailleurs pour les orienter vers les entreprises qui font appel à elles. L’accent doit ainsi être mis sur des méthodes permettant de cerner à l’avance les compétences que l’on recherche, de repérer uniquement les compétences dans les CV et de construire l’évaluation des candidatures sur la base de ces éléments de compétence.
Enfin, l’enquête révèle que, pour les candidats eux-mêmes, le fait de devoir cacher des éléments de leur identité – nom de famille, origine ethnique ou autres – pour trouver un emploi peut avoir des conséquences négatives sur leur propre identité sociale et développer chez eux une forme de gêne.
En définitive, la question du CV anonyme permet de s’interroger sur la discrimination à l’embauche. Elle ouvre aussi la réflexion sur les moyens d’objectiver et de professionnaliser toutes les étapes de sélection pour que le processus soit le plus neutre possible au regard des critères discriminants fixés par la loi. Objectiver l’ensemble de la procédure d’embauche relève donc d’un travail de plus longue haleine. ‘ajoute qu’en France, l’École nationale des ponts et chaussées a réalisé une étude scientifique et un test grandeur nature à Paris sur les CV anonymes. Ses résultats, disponibles sur internet, montrent que l’utilisation de CV anonymes rendait les employeurs plus réticents encore à prendre le risque d’engager des personnes subissant des discriminations. Ce seul élément est donc insuffisant à entraîner une modification dans les perceptions et représentations qui induisent des discriminations sur le marché de l’emploi. Il faut travailler plus largement à l’objectivation de la procédure de sélection et d’embauche.
Conformément aux recommandations d’Unia dans son rapport sur les personnes afrodescendantes et comme je l’ai déjà indiqué la semaine passée, je proposerai prochainement une réforme de l’ordonnance sur les tests de situation afin d’élargir la définition de l’emploi dans l’ordonnance de 2008 ; de réaliser un suivi basé sur une étude académique périodique mesurant les phénomènes de discrimination et orienter les actions proactives à envisager ; d’assouplir les conditions des tests de discrimination ; de sécuriser juridiquement ceux-ci, notamment pour les inspecteurs qui y recourent ; et d’être proactifs, dans un cadre juridiquement sécurisé, dans certains secteurs ou directions définis par l’étude.
Depuis 2020, il existe une base juridique fédérale pour les actions positives envers certains groupes cibles spécifiques. Ces actions peuvent avoir lieu au niveau de l’entreprise ou au niveau du secteur. Le plan d’action 2022 du service diversité d’Actiris prévoit de les promouvoir. En 2021, ce service a contribué à organiser des actions positives dans les secteurs de la santé et de l’électronique pour le groupe cible des primo-arrivants. Nous espérons les déployer également au bénéfice des personnes afrodescendantes discriminées sur le marché de travail J’ai en effet pu prendre connaissance du rapport d’Unia sur la discrimination des personnes afrodescendantes. Concernant l’emploi, Unia recommande la poursuite des recherches afin de mieux comprendre les mécanismes de discrimination, la mise en place d’actions positives sur le marché de l’emploi telles que je viens de les évoquer, la sensibilisation, la prévention et les tests de situation. Nous répondons en grande partie à ces recommandations.
L’étude d’Unia montre que les personnes d’ascendance africaine sont confrontées à des problèmes structurels tels qu’un taux de chômage plus élevé, du chômage de longue durée et des difficultés d’insertion. De nombreuses personnes, lorsqu’elles ont un emploi, se retrouvent dans les déciles salariaux les plus bas ou dans le travail intérimaire. Un autre constat marquant est que le fait d’avoir suivi de longues études semble apporter moins d’avantages à ce groupe sur le plan de l’emploi et du salaire. Ce constat est confirmé par une étude de la Banque nationale de Belgique portant, elle aussi, sur les discriminations à l’emploi.
Elle démontre qu’à partir d’un certain seuil, l’allongement des études devient un critère négatif d’insertion dans l’emploi, ce qui est paradoxal. Je reviens donc sur l’importance d’aborder la discrimination structurelle que subissent ces personnes dès leur plus jeune âge en proposant une approche intégrée et coordonnée pour l’ensemble des politiques publiques et notamment celles concernant la petite enfance, le système éducatif et l’enseignement supérieur.
Par ailleurs, nous poursuivrons les actions et initiatives dont je vous ai parlé.
http://weblex.irisnet.be/data/crb/biq/2021-22/00113/images.pdf#page=20